Si vous avez lu mon article dans le journal Les Affaires, vous voulez en savoir plus. Désolé pour la redondance de certains passages… Pour les autres, voici une petite histoire qui se raconte bien à Noël…
Le texte suivant est relativement long pour un blogue. Il n’a pour but que de vous divertir, vous faire sourire pendant un petit moment. Donc, si vous êtes du genre à vous «débarrasser», ce n’est pas un texte pour vous. Sinon, prenez un café ou tout autre breuvage inoffensif, installez-vous confortablement et imaginez la scène…
Une journée où j’étais en congé, il n’y a pas si longtemps, j’ai reçu appel téléphonique. Vous savez, le genre d’appel qui veut nous faire paniquer parce qu’on a peut-être fait quelque chose de « pas correct » et qu’on veut éviter le pire ou encore qu’une transaction douteuse est passée à son compte et qu’on peut la renverser rapidement.
C’est la GRC… pour la éninème fois depuis des semaines et je commence à en avoir «plein mon cass» de me faire déranger à tout bout de champ.
Cette journée-là, je me suis dit: «c’est toé qui va payer… pis pendant que tu t’attaques à moi, tu feras pas de mal à un autre!»
Le type parle anglais avec un fort accent. De mon côté, je prends encore la voix d’une personne âgée un peu frêle avec un fort accent québécois qui maîtrise très mal l’anglais, ce qui me donne un prétexte pour le faire répéter souvent.
(705) 789-9264, c’est le numéro de téléphone qui s’affiche… Il est enregistré à John Turnbull à Huntsville, une ville en Ontario, située entre Toronto et Sudbury.
Quelle coïncidence! Il a le même nom qu’un résident de Huntsville qui a été condamné à une peine de prison en 2019 pour avoir volé une Mercedes… cliquez ici pour les détails.
Ce premier appel dure 19 minutes 27 secondes… du pur plaisir! Mais, il se rend compte assez vite qu’il n’arrivera pas à me faire installer AnyDesk sur quelque appareil que ce soit.
Il change donc sa stratégie…
Après s’être fait passer pour un agent de la GRC, il se transforme tout d’un coup, avec des explications nébuleuses, en un enquêteur employé de Desjardins. Il veut avoir mes numéros de cartes de crédit. Après l’avoir mélangé comme il faut avec des « 4530 » et « 4540 » – en lui disant que je ne faisais pas la différence entre une carte de crédit et de débit – autre changement de stratégie… et de téléphone.
(613) 209-4406 est le numéro qui me rappelle avec une meilleure qualité sonore. Un numéro de Cornwall cette fois. Voici ce qu’il me raconte :
– Écoutez-moi bien. Nous sommes en train de faire une grande enquête qui implique les pharmacies Pharmaprix. Il y a de leurs employés qui fraudent le monde et nous voulons les épingler. Si vous nous aidez à les attraper, vous pourrez faire de l’argent.
– Si je peux rendre service, ça va me faire plaisir… mais vous savez que je suis âgé.
– Pas de problème. Je serai là pour vous guider.
Il n’a pas idée…
C’est là qu’il me donne ses instructions.
Je devrai d’abord localiser le Pharmaprix le plus près de chez moi et m’y diriger pour acheter des cartes de crédit prépayées Joker. Je devrai acheter trois cartes de 500$ chacune. Pour me dédommager, ils déposeront dans mon compte un montant de 2 000$. Je ferai donc un profit de 500$… moins les fais d’activation de 9,95$ par carte.
Évidemment, les 2 000$ vont être déposés dans un compte en fiducie auquel je n’aurai pas accès avant que l’enquête soit terminée… mais c’est un détail.
– C’est très important! Vous devez acheter les cartes qui s’appellent JOKER. J-O-K-E-R. Vous devez en acheter trois de 500 $. Vous comprenez bien ce que dis?
Mets-en que je comprends…
Premier essai : Pharmaprix le plus près de chez moi
Pour augmenter ma crédibilité, je me dirige à mon automobile et je m’y installe en fermant ma portière, pour qu’il l’entende bien, et je fais entendre mes sonneries de ceintures de sécurité…
Je fais aussi semblant de me diriger au Pharmaprix… alors que je reviens tranquillement dans la maison que je n’ai plus quittée par la suite. J’ai ainsi simulé tout ce que vous lirez ci-après.
«Rendu» dans le stationnement du Pharmaprix, il me donne d’autres instructions. Je dois d’abord trouver la section où ces cartes se vendent puis, innocemment, faire comme si j’étais habitué de procéder de la sorte. Je dois être prudent car il est possible que la personne qu’on veut épingler soit justement la commis. Je ne répondrai que vaguement à ses questions, le cas échéant, les cartes étant destinées à ma fille.
Wow! Je me sens comme un enquêteur de police undercover.
Je mets mon téléphone sur mute pendant mon achat et on se reparle dans quelques minutes.
… question de le faire poiroter…
Il ne peut pas se permettre d’appeler d’autres victimes pendant ce temps car il risquerait de perdre son gros poisson de la journée.
Je continue donc à faire quelques trucs dans la maison (pour vrai) alors que je l’entends patienter à l’autre bout.
Après une quinzaine de minutes, je reprends la ligne, en lui montrant que je suis fier de mon accomplissement.
– Je suis de retour chez moi et ça a très bien été! La dame ne voulait pas me vendre les cartes car elle avait peur que je sois en train de me faire frauder… mais elle n’y a vu que du feu! Je lui ai dit que c’était pour ma fille et elle a tout gobé! C’était stressant mais j’ai réussi!
– Super! Avez-vous les numéros de cartes?
– Bien sûr!
Et là, je lui déballe lentement les numéros…
Les numéros que je lui donne sont des numéros possibles que j’ai inventés. Quand je dis possibles, je fais référence au fait que les six premiers chiffres identifient l’institution financière alors que le dernier est un chiffre de validation basé sur un petit algorithme, la formule de Luhn. J’en ai déjà parlé dans cette chronique, la première fois où j’ai abordé le sujet. Je ne connais pas leur degré de sophistication mais je ne prends pas de chance.
Trois numéros de cartes qui débutent par 549191, donc de Bank of America, et qui ont même les 10 premiers chiffres identiques, comme s’ils sortaient d’une même série, avec des dates d’échéance identiques, dans quelques mois… et les précieux trois chiffres au verso, inventés de toutes pièces.
Sauf que c’est long… très long…
Encore une fois, un nombre incalculable d’erreurs, de répétitions, de malentendus… Par exemple, lorsque j’ai « 1 1 » dans une séquence, je dis « deux 1 » une fois puis « 1 1 » l’autre fois en lui disant que c’est lui qui ne comprends pas… Je vous jure que c’est très drôle ce vaudeville quand on le vit.
L’idée est de les niaiser mais de leur en donner juste assez pour qu’ils ne décrochent pas. C’est un jeu subtil…
Mais là, je savais bien que ce moment allait arriver. Après avoir obtenu tous les numéros qu’il voulait, il me met en attente et essaie d’utiliser mes cartes… sans succès.
– Ça ne fonctionne pas! Êtes-vous certain des chiffres que vous m’avez donnés?
– J’imagine…
Et on recommence encore le cirque des numéros!
Il me remet encore en attente et se réessaie…
Envoye! Travaille!
– Avez-vous les numéros de validation?
Ouch! Celle-là, je ne l’ai pas prévue.
– Je n’ai pas gardé les papiers! J’ai quitté le plus rapidement possible, comme vous m’avez dit.
– Shit!
Après une petite pause…
– Qu’est-ce que vous voyez sur vos cartes?
Pas prévu celle-là non plus… vite… Google, Joker, Master Card, Images. Il faut trouver une raison pour que ça ne fonctionne pas.
– Je vois le logo de la Bank of America.
– Le logo de la Bank of America ???
Après un moment de réflexion, il allume!
– Ils ne vous ont pas donné la bonne sorte de carte!
Après une explication obscure dont je ne me souviens plus des détails (ils auraient fait exprès pour ne pas me donner les bonnes cartes… il semblait se comprendre…) il me faut retourner dans une autre pharmacie…
Un Jean Coutu!
Deuxième essai : Jean Coutu le plus près de chez moi
– Comment ça? Je pensais que la fraude était dans les Pharmaprix, non?
– Non, c’est dans toutes les pharmacies. En avez-vous un pas loin?
Bien sûr que j’en ai un. Je recommence le même truc. Cette fois-ci, je n’ai pas coupé mon micro. Je l’ai laissé écouter ma conversation avec la caissière. Je me suis éloigné de mon téléphone et ai pris une voix encore plus aigüe en alternance avec ma voix de «ti-vieux».
Après un retour à la maison en voiture qui a duré plusieurs minutes pendant lesquelles nous avons raccroché, je le rappelle.
Je lui confirme que j’ai les bonnes cartes car je vois très bien « JOKER » écrit au recto. Je devrai être créatif pour la suite…
Encore une fois, une interminable session de chiffres au bout de laquelle il doit faire le même constat d’échec.
– Ça ne fonctionne toujours pas! Vous avez gardé les numéros de validation cette fois, n’est-ce pas?
– Merde! J’ai complètement oublié! Je suis tellement désolé! Vous savez, je suis nerveux. Je n’ai jamais fait ça dans ma vie.
– Pas grave… Écoutez, vous allez devoir aller dans une caisse Desjardins pour retirer 4 000$. Nous déposerons 5 000$ dans votre compte.
Troisième essai : une caisse Desjardins près de chez moi
Wow! Le jeu monte d’un cran. Je vais être rendu à 7 000$ de dépensés et ce fraudeur me doit 2 000$ selon notre entente.
Je me dirige donc vers une caisse pour y retirer 4 000$ que je traînerai sur moi pour la prochaine transaction. Ça na pas été facile, la caissière m’a posé plusieurs questions… mais j’ai été à la hauteur et je suis reparti, après 15 minutes, avec 4 000$ en poche.
– Nous devons changer de commerce. Avez-vous une épicerie Métro pas loin de chez vous?
Quatrième essai : une épicerie Métro près de chez moi
– Quoi? Ce n’est pas seulement dans les pharmacies?
– Non, la fraude est généralisée dans votre secteur…
– C’est excitant cette affaire-là! Une chance que vous êtes là!
– Écoutez, cette fois-ci vous devrez absolument conserver le numéro de validation. C’est très important. Vous comprenez ce que je dis?
– Bien sûr, je ne suis pas stupide!
On raccroche et, après plusieurs minutes, je le rappelle. Il répond instantanément, ce qui me laisse croire qu’il n’est pas en ligne avec une vraie victime.
– Vous ne croirez pas ce qui vient de m’arriver! La dame du Métro n’a pas voulu me vendre de carte. Elle pensait que j’étais confus! Elle m’a dit de revenir plus tard. En direction de la maison, la police m’a arrêté! C’est sûrement la caissière qui les a avertis. Le policier était très gentil et il m’a demandé si tout était correct. Mais j’étais tellement nerveux! Je suis encore sous le choc!
– Rassurez-vous, vous n’avez rien fait d’illégal.
– Merci! Je sais, mais je voulais pas qu’il sache qu’on était en train d’enquêter. Je suis tellement désolé!
– Tout est beau, calmez-vous.
Après quelques autres échanges, il me demande un ultime effort.
– Avez-vous un autre Jean Coutu pas trop loin?
Cinquième essai : un autre Jean Coutu près de chez moi
– Oui, bien sûr. Il est dans un centre commercial.
– Parfait! Allez-y et refaites un achat de trois cartes. Mais, attention! Gardez votre facture et les papiers avec les numéros de validation. Vous comprenez?
– Oui, soyez sans crainte…
Pour cette dernière tentative, j’ai mis le paquet. Je suis allé sur YouTube pour faire jouer, en trame de fond, des bruits de centres d’achats. Évidemment, je n’ai pas coupé mon micro et j’ai monté de volume de mon ordinateur.
Je me suis ainsi dirigé vers le Jean Coutu au milieu de bruits de foules et de cris d’enfants. J’ai acheté mes cartes auprès d’une autre dame qui m’a posé plusieurs questions, auxquelles j’ai habilement répondu, et j’ai conservé tous mes papiers.
De retour à mon véhicule, dans le stationnement, je recommence à lui parler.
– Vous êtes là?
– Oui, bien sûr. Vous avez les cartes?
– Oui.
– Vous avez la facture et les numéros de validation?
– Oui, j’ai tout. J’ai la facture, les numéros de validation, les numéros de carte avec les dates d’échéance et les chiffres au verso. Enfin, nous allons pouvoir finaliser.
– Yes!
Il est 15h25… alors que l’appel a commencé à 10h39 exactement!
Mon fraudeur avait maintenant tout. Il n’y aurait plus aucune barrière avant qu’il puisse toucher son magot… certainement le plus difficile à acquérir qu’il ait eu à ce jour!
Mais je suis créatif…
Je commence à lui défiler les chiffres avec une telle lenteur… je reprends mon souffle… je lui dis que je suis fatigué et stressé…
– Prenez votre temps, calmez-vous.
– Toute cette histoire, avec la police en plus, ça m’a vraiment énervé, vous savez.
– Respirez bien. Quel est le prochain chiffre?
– Écoutez, je ne vais pas bien. Je sens une douleur à la poitrine. Ça ne va vraiment pas.
– Quel est le prochain chiffre?
Quoi?
Cet individu n’est pas seulement un fraudeur…
Je suis en train de lui dire que je fais une crise cardiaque et il n’a aucune empathie. Il a abusé de moi toute la journée en me faisant retirer 7 000 $ (plus les frais) en sachant que je n’étais pas riche – je lui avais rappelé à quelques reprises pendant la journée – mais là… il m’entend gémir au bout de la ligne sans se préoccuper de mon état mais seulement de ses numéros! Où est sa limite?
J’ai eu vraiment de la difficulté à me rendre au dernier chiffre de la (première) carte* … Finalement, après lui avoir donné la date d’expiration, lorsque je suis venu pour lui donner les trois chiffres au verso, alors qu’il est absolument certain que cette fois-ci est la bonne…
J’expire fortement juste avant de raccrocher! Il vient d’assister à ma mort en direct.
«Quin-toé !»
Il essaie de rappeler à cinq reprise, jusqu’à 15h44…
«Re-quin-toé !»
Pour tout vous dire, j’ai essayé de le rappeler moi-même, le lendemain matin, pour me faire passer pour la police qui avait trouvé un homme mort dans sa voiture stationnée au centre commercial et dont les derniers appels étaient pour lui… mais il ne m’a jamais répondu.
C’est drôle, je n’ai plus été dérangé par ce genre d’appel depuis. Sûrement une coïncidence…
Voilà. Je suis conscient qu’il faut être assez «crinqué» pour faire ça mais enfin… si ça a pu servir un peu pour protéger des vraies victimes, c’est au moins ça. En tout cas, j’ai eu du fun!
Passez de très Joyeuses Fêtes, si on ne se reparle pas… avec beaucoup de plaisir!